Cela devait être le plus beau jour de ma vie. Et dans un sens ça l'a été parce que c'est le premier souffle, le premier cri de la personne la plus importante, la plus chère et précieuse au monde.
J'aurais presque pu me lever de la table d'opération pour l'arracher à ces mains qui n'étaient pas les miennes, même le ventre ouvert, parce que la première caresse devait être pour nous, ce premier baiser pour que la rencontre reste comme une boucle intemporelle, un souvenir éternel gravé dans son imaginaire et dans le mien.
Trop vite le cri s'éloigne et c'est le silence. Le silence des mots pour moi parce que l'image du corps ouvert est encore là. Devant mon visage il y a ce drap qui restreint mon souffle, sur les côtés des inconnus qui bientôt nous aurons oubliés, derrière il y a mon amour qui s'en va lui aussi et au dessus l'image du reflet des écarteurs comme le cadran d'une horloge parfaite signifiant les quart d'heure qui tirent sur ma peau dans la douleur anesthésiée qui pourtant se réveille. Et je ne dis rien. Je ne leur dit pas qu'ils m'offrent une vision d'horreur sur mes entrailles parce que je tremble, parce que la nouvelle dose d'anesthésie est encore plus violente et que l'on me demande si je vais bien alors que je ne veux qu'une chose, qu'ils referment la cicatrice que je continue à voir en béance dans le reflet au dessus de ma tête.
C'est ouvert et je suis consciente. Dans la réalité, une plaie pareille c'est la mort, des couches de peau ouvertes à vif pour sortir la vie et que l'on referme petit à petit pour ne laisser qu'une marque en forme de sourire esthétique sous la ligne du maillot. Parfois ils me parlent, me disent que tout va bien et que je n'aurais aucune complications. Mais je ne leur dit toujours pas que je me vois le ventre ouvert. J'attends qu'on m'enlève les écarteurs parce que je sais que ce sera la fin. En attendant, quelque part dans cet hôpital, il y a mes deux amours, ils sont seuls mais ensemble et c'est un soulagement pour moi qu'elle soit dans les bons bras.
Ils parlent entre eux, il y en a même une qui sort son téléphone de sa poche. Je sais que c'est la normalité de leur vie, qu'ils font cela chaque jour à d'autres femmes qui attendent leur enfant avec impatience, c'est un travail. Ils attendent eux aussi que le chirurgien achève la couture de mes chaires et je continue à trembler. Elle enlève les écarteurs et c'est la dernière couche. Celle qui sera visible, celle que je pourrais toucher plus tard avec un peu de courage, toute ma vie elle sera là, une sorte d'immortalité sagement dessinée sur ma peau. Je n'ai pas un instant quitté des yeux cette image de mon corps amorphe au plafond de cette salle trop éclairée, trop métallique et impersonnelle. Pas un instant je n'ai oublié que j'étais coincée, le corps ouvert en deux en pleine conscience sans sensation, presque sans sentiment si ce n'est l'abnégation totale, le choc du déni qui m'a rattrapé. J'ai rangé ces moments et pourtant chaque jours ils reviennent, encore plus forts qu'avant parce que ce qui reste aujourd'hui malgré l'amour que je porte à cette petite fille magique qui est sortie de la blessure c'est qu'elle est encore béante dans ma tête, ouverte dans ma conscience et que chaque jours quand je me lève j'ai le sentiment que ça saigne parce que je l'ai vu s'ouvrir mais que je sais pas comment la refermer...
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